Les procédés de production morphologique en arabe : l’arabisation par Robert Rougeaux Archivo - Archive Ciencias y Comunicación - Science and Communication Número 21 - Julio 2024 3 de julio de 20244 de julio de 2024 Robert Rougeaux – Traduction-interprétariat France rougeaux1983@yahoo.fr La question de l’origine de la langue arabe, langue du Coran, oppose deux approches : soit elle est fruit d’une révélation (tawqīf), soit elle résulte d’un processus humain, une convention (iṣṭilāḥ). Or en arabe, comme toutes les autres langues, l’emprunt (daẖīl) à d’autres langues, du fait du voisinage entretenu avec leurs locuteurs ou de leur cohabitation et interactions mutuelles, est courant pour ne pas dire massif. Les lexicographes rendent compte régulièrement des mots empruntés qu’ils ont recueillis dans le cadre du recensement de cette langue « pure ». Ainsi, parmi les 62 mots quadrilitères et quinquilitères que nous en avons recensés dans le Coran, révélé en langue arabe[1], 26 peuvent être ramenés à des origines araméennes, akkadiennes, latines, grecques, latines, persanes ou autres. A cet égard, le mot istabraq fait l’unanimité : il est né de l’arabisation du moyen-persan stabrag « soie » (Jeffery, 1938, pp. 58-60) qui a été préfixé par un hamza pour des raisons phonétiques et où la consonne gāf, qui n’existe pas en arabe, a été remplacée par un qāf. Ce processus qui consiste à modifier la structure consonantique et/ou vocalique d’un mot étranger pour le rapprocher ou l’identifier à un schème arabe est appelé « arabisation » (taʿrīb). C’est donc l’un des procédés de production morphologique qui est utilisé en arabe classique comme contemporain et qui réconcilie les différentes positions quant à l’origine de la langue arabe : elle est à la fois révélée et conventionnelle, et dans le second cas, la convention consiste, autant que possible, à doter le mot emprunté de toutes les caractéristiques d’un mot arabe. Pour être plus précis, l’arabisation entraine des modifications plus ou moins profondes qui rendent un mot étranger compatible avec les règles phonotactiques et morphologiques de la langue arabe. On part du principe que les consonnes formant la racine étrangère, sont radicales dans la mesure où elles ne sont pas le fruit de la dérivation d’un mot arabe. Partant de là, il faut, surtout pour les quadrilitères et les quinquilitères, que l’une au moins des quatre ou cinq consonnes radicales soit l’une des six lettres ḏalqa (bā’, rā’, fā’, lām, mīm, nūn). En effet, d’après la tradition grammaticale arabe, si un mot n’intègre pas l’une de ces consonnes, il n’est pas arabe. Enfin, toute consonne n’existant pas dans la langue arabe doit être substituée par une consonne arabe. Il existe d’autres règles comme la métathèse, mais ce sont là les principales. Un mot emprunté peut connaître plusieurs modifications qui élargissent le champ sémantique du mot. C’est le cas de barnāmag, mot persan. Le gāf n’existant pas en arabe, il a été remplacé par un ǧīm pour donner barnāmaǧ « programme, agenda ». C’est un mot quinquilitère donc, forcément, une base nominale. Pour rendre le process de l’action, « programmer, programmation », et générer une base verbale, il fallait le réduire à un mot quadrilitère. Le nūn de barnāmaǧ a donc été supprimé pour donner le quadrilitère barmaǧa. De même, « hydrogène » est rendu par īdrūǧīn alors que « l’hydrogénation » donne hadraǧa. Ceci étant dit, les règles qui président à l’arabisation d’un mot ne sont ni inflexibles ni systématiques. Parfois, le mot étranger a subi, dans un très lointain passé, des modifications successives profondes, des changements de consonnes, de vocalisation ou une métathèse qui rendent d’ailleurs très difficile la détection d’une arabisation. D’autres fois, plutôt contemporaines, le mot emprunté est incorporé dans le lexique en l’état, sans grand changement, si ce n’est une adaptation de la vocalisation, un remplacement par des consonnes de l’alphabet arabe de celles qui n’existent pas en arabe ou encore la suffixation d’un hamza quand la première consonne du mot emprunté n’est pas vocalisée. Ainsi, le mot istrātīgī, emprunté à « stratégie », comprend six consonnes si nous prenons en compte le hamza initial. Mais en fait, ce hamza est prosthétique, étranger à la racine étrangère et a été préfixé uniquement pour répondre à des impératifs phonétiques car « l’arabe classique ne connaît pas de syllabe fermée de type : consonne + consonne + voyelle » (Blachère, 1975, p. 29). En principe, nous n’en tenons donc pas compte pour déterminer le nombre de consonnes radicales et classons istrātīgī comme entrée quinquilitère sous S/T/R/T/Ǧ et non sextilitère sous I/S/T/R/T/Ǧ. Mais ce principe n’est pas toujours vérifié. Par exemple, usṭūl « flotte » est emprunté à l’ancien grec stólas. Son hamza a bien été suffixé au mot origine. Il est prosthétique. Selon la logique que nous avons décrite plus haut, nous devrions donc le classer sous l’entrée S/Ṭ/L. Mais son pluriel asāṭīl est un pluriel quadrilitère de schème faʿālīl, à l’instar de ǧulmūd « le rocher » qui donne ǧalāmīd au pluriel ou de ẖinzīr « le porc », dont le pluriel est ẖanāzīr. Cela signifie que, ici, le hamza a été assimilé à une consonne radicale et que le nom usṭūl est quadrilitère. Comme nous le disions, l’analyse des centaines de nouveaux mots quadrilitères, quinquilitères et sextilitères recensés dans le Muʿǧam l-luġa l-ʿarabiyya l-muʿāṣira, on constate effectivement que certaines règles d’arabisation sont toujours respectées, notamment la mise en place de consonnes de l’alphabet arabe à la place de celles qui n’y figurent pas. Mais très souvent, l’arabisation s’arrête là et le mot résultant ne peut pas être ramené à un schème arabe. On se contente de phonétiser le mot étranger. Ainsi, « baseball » – qui est bien composé de quatre consonnes, devient tout simplement bīzbūl, et constitue une nouvelle entrée quadrilitère du « dictionnaire de la langue arabe contemporaine » d’Aḥmad Muẖtār ʿUmar, sachant toutefois que le wazn fīʿlūl n’existe pas. De même, « basalte » est rendu par bazalt, soit faʿall qui n’existe pas plus. Cette tendance est presque systématique pour les quinquilitères et les sextilitères. Ce qui pourrait passer pour une incohérence en première analyse n’en est pas une. Nous avons dit que l’arabisation est un procédé de production morphologique qui transforme un mot emprunté à une autre langue pour en faire un mot arabe. Il y a donc production d’un nouveau mot et, potentiellement, apparition d’un nouveau schème. Nous rencontrons le même phénomène avec schème verbal faʿlana qui n’existait pas en arabe classique et qui, de nos jours, donne naissance à tant nouveaux verbes, noms d’action, participes actifs et passifs que l’Académie de la langue arabe du Caire l’a reconnu comme formant un modèle morphologique régulier, qiyāsī. En conséquence, il faut comprendre que le wazn ou schème décrit initialement la forme du mot et ce n’est qu’ensuite qu’il peut servir de patron et non l’inverse. [1] Sourates Yūsuf : 2 ; Tāha : 113 ; al-Šūrā : 7 ; al-Šuʿarā’ : 193, 194, 195.