Les Metamorphoses du za´tar – Robert Rougeaux Archivo - Archive Ciencias y Comunicación - Science and Communication Número 19 - Noviembre de 2023 11 de noviembre de 202311 de noviembre de 2023 Robert Rougeaux – Traduction-interprétariat France rougeaux1983@yahoo.fr Le mot ou saʿtar, qui signifie thym en arabe, est un mot quadrilitère, c’est-à-dire que sa base est composée de quatre consonnes radicales. Il ne peut pas être réduit à une racine plus petite, trilitère. On utilise aussi la forme ṣaʿtar et, de nos jours, zaʿtar. En arabe, l’alternance du ṣād, du sīn et du zā, n’est pas rare. C’est un phénomène courant de variation dialectale, d’accent. Le choix de l’un ou l’autre phonème tient parfois à son mode d’articulation d’une tribu à l’autre. Mais ici, les lphilologues arabes expliquent que le remplacement du sin (س)du mot original par un sād (ص), emphatique et dont la graphie diffère, est voulu et vise à éviter les confusions qui pourraient être introduite par un ajout erroné de points diacritiques par des copistes inattentifs. Pour étayer leur propos, ils indiquent que saʿtar (سعتر), thym, pourrait être transformé en šaʿīr (شعير), orge. Si l’on en croit Ignace Gelb, le célèbre assyriologue, le mot saʿtar est très ancien et remonterait à l’akkadien sarsar. On le retrouve aussi en syriaque, ṣātrā, et en hébreu, ṣatrā, tous les deux avec un « s » emphatisé ce qui est un peu à mal la thèse des philologues arabes. Au Proche-Orient, le zaʿtar évoque spontanément la délicieuse man’ouché, ce pain recouvert d’un mélange à base de thym ou encore la salade de zaʿtar, fraiche et parfumée. Mais le mot revêt bien d’autres sens en arabe classique ou dialectal. D’après le Tāǧ l-ʿArūs, le dictionnaire de Murtaḍā l-Zabīdī, ṣaʿtari signifie ainsi malin, intelligent ou bien courageux et, en dialecte libanais, muzaʿtar décrit une chevelure frisée. Quant au verbe ṣaʿtara, on lui donne le sens de « nourrir les abeilles » et « embellir ». En première analyse, il est difficile d’imaginer ce qui relie ces différentes significations et on pourrait rapidement en déduire que nous sommes face à une racine polysémique, phénomène très courant en arabe : plusieurs mots de sens différent mais homonymes sont classés sous une même et unique racine. L’homonymie peut tenir à une évolution morphologique : permutation de consonnes, assimilation, dissimilation, ou encore résulter d’une erreur de copie. Dans ces cas, on arrive parfois à remonter les causes de cette ressemblance des mots. Mais ici, comme l’analyse ne nous y aide pas, nous avons opté pour une approche diachronique, culturelle dans l’espoir qu’elle nous offre les clés de ce mystère en nous révélant les métaphores et autres figures de style qui pourraient ajouter au sens concret de nouvelles significations. Ainsi, en y regardant d’un peu plus près, on s’aperçoit que dans la culture arabe, on attribue au zaʿtar des propriétés singulières et parfois même symboliques qui ouvrent des perspectives intéressantes. Par exemple, en Jordanie, au Liban et en Syrie, et certainement dans d’autres pays arabes, le matin d’un examen, chaque mère prépare pour le petit-déjeuner de ses enfants du zaʿtar mêlé à de l’huile d’olive car, dit-on là-bas, le zaʿtar n’a pas son pareil pour stimuler l’intelligence. Manger un peu de cette pâte avant un examen optimiserait sensiblement vos capacités intellectuelles. En ajoutant un « i » long à la fin du mot, on forme un adjectif de relation, dans ce cas, un adjectif en relation avec l’action ou l’effet proposé par le mot zaʿtar que l’on pourrait traduire par « qui est ou devient comme ». Celui qui mange du zaʿtar ou ṣaʿtar stimule son intelligence, d’où, l’attribution du sens « malin, intelligent ». On peut gager que nous tenons là une explication plausible pour le mot ṣaʿtari ou ṣāṭir, dans le sens d’intelligent, malin. Pour le dialectal muzaʿtar, c’est plus simple. Il suffit de regarder un bouquet de thym pour comprendre l’analogie : une chevelure muzaʿtar est une chevelure frisée. On notera que muzaʿtar n’est autre qu’un participe passif de la forme verbale nue du quadrilitère, mufaʿlal, ce qui laisse supposer qu’il existe un verbe quadrilitère saʿtara ou zaʿtara. Effectivement, il existe un tel verbe mais son sens ne découle pas directement du nom dont il dérive. Le verbe ṣaʿtara signifie « embellir » et semble lié au fait que les jardiniers arabes plantaient du zaʿtar à des fins de décoration et pour son odeur agréable. Par extrapolation, saʿtara, planter du saʿtar a pris le sens d’embellir un jardin. C’est encore dans les jardins, que nous trouvons les abeilles qui raffolent du thym et le butinent pour produire un miel de qualité, au parfum délicat, ce qui nous amène à ṣaʿtara dans le sens cette fois de « nourrir les abeilles », sous-entendu « avec du zaʿtar. Enfin, on prétend depuis l’antiquité que le zaʿtar donnerait du courage et qu’il ferait fuir les reptiles. D’ailleurs, dans nos contrées, les damoiselles brodaient des abeilles sur la tunique des chevaliers, comme une amulette apportant force et courage. Et nous retrouvons cette signification dans ṣaʿtarī pour « courageux » et non « malin » cette fois-ci. Ce rapide survol du contexte sémantico-culturel nous permet, si ce n’est d’élucider avec certitude les sens inattendus du zaʿtar, d’envisager des explications plausibles et d’éliminer l’hypothèse d’une simple homonymie. Ce sont la métaphore, l’analogie, le symbolisme qui sous-tendent ces développements sémantiques. L’usage, la répétition, le contexte, à une période donnée, ont donné au mot zaʿtar des sens apparemment différents les uns des autres mais sans perdre, comme nous l’avons vu, le sens primordial du mot base ; le thym, qui est au centre de toutes les explications. En fin de compte, ce qui rend ces mots apparemment si éloignés sémantiquement tient au séquencement diachronique, au fait que certains de ces sens se rapportent à une époque limitée, peut-être révolue ou à un usage plus ou moins obsolète. Mais qu’en est-il de l’origine du mot ṣaʿtar/zaʿtar ? D’où vient ce mot qui figure dans tous les lexiques arabes, anciens et modernes ? En français, le thym a bien des noms et variétés plus ou moins assimilées : farigoule, marjolaine, serpolet, sarriette, etc. Mais en arabe, ce n’est pas la même chose. Le zaʿtar qui sert à préparer la man’ouché et le zaʿtar qui est utilisé dans la salade ne sont pas la même plante. Le premier est le thym et le second la sarriette. La sarriette a sensiblement la même odeur que le thym – et c’est probablement ce qui explique l’utilisation d’un seul nom par les Arabes – mais elle en diffère par la forme et le goût. En grec, sariette se dit satureia. L’une de ses variétés, la satureia hortensis jouissait du statut de plante aphrodisiaque et son nom dériverait de Satyre, la fameuse divinité. On pourrait rapidement en déduire que le mot arabe – ṣaʿtar/zaʿtar – trouve ses racines dans le grec ancien. Malheureusement, l’étymologie de Satyre est inconnue et probablement pas d’origine hellénique si l’on en croit les grammairiens et de Dictionnaire des Antiquités Grecques. Bref, nous avons un mot français, sariette, et un mot grec, satureia, qui présentent une analogie morphologique avec le mot arabe ṣaʿtar. Toutefois, nous ne disposons pas à ce stade d’indices sérieux qui nous permettraient de trancher sur l’origine du mot, grecque ou arabe. La permutation du ʿayn et du r peut s’expliquer par le jeu de règles phonotactiques dans une hypothèse comme dans l’autre. Si ṣaʿtar vient du grec, l’a difficulté que l’arabisation de satureia a dû résoudre porte sur la fin du mot eia qui contrevient aux règles phonotactiques de l’arabe puisque les triphtongues n’existent pas en arabe. L’arabisation aurait donc cassé cette triphtongue eia en ei/a, remplacé ei par un ʿayn, assez proches l’un de l’autre dans l’appareil phonatoire, et déplacé ces deux phonèmes vers la gauche. Maintenant, si satureia vient de l’arabe ṣaʿtar, il a fallu que le grec une solution de remplacement de la lettre ʿayn, deuxième consonne du mot arabe, qui n’existe pas en grec. La triphtongue de remplacement ne pouvant pas rester à la place du ʿayn par respect des règles phonotactiques, elle aurait été rejetée à la fin du mot. Il y a plus de 170 ans déjà, la possibilité d’une origine arabe du mot sarriette n’avait pas échappée au père Jacques-Paul Migne qui indique dans le Dictionnaire de Botanique (1851, pp. 1301-1302) : On n’est pas d’accord sur l’étymologie de nom Satureia, que porte la Sarriette depuis très longtemps, puisqu’il se prouve dans Pline. Les uns pensent qu’il vient de Satyre, à cause des prétendues qualités aphrodisiaques des Sarriettes ; d’autres le font dériver de satur (rassasié) parce qu’on l’emploie pour assaisonner les aliments ; il en est enfin qui le considèrent comme venant de l’arabe ss’atar, dénomination appliquée par les Arabes aux plantes labiées. Il précise quant à l’étymologie de la sarriette dans le Glossaire de Botanique : Selon Linné, Phil. Bot., de satyre, en raison de ses effets aphrodisiaques. Il est plus naturel de le faire dériver de ss’atar, nom que donnent les Arabes à plusieurs plantes labiées. BOCHART, Hiéroz, vol. A, pag. 587. Le fait que Pline ait cité la sarriette n’invalide pas la thèse d’une origine arabe puisque les premières tentatives romaines de conquérir l’Arabie sont antérieures à ses écrits et ont été suivies d’échanges commerciaux avec l’Arabie et donc d’une interaction linguistique. En revanche, Migne – qui était botaniste et non linguiste – ne justifie pas son opinion et il a u écarter l’origine grecque pour des raisons de morale, de même que, à la même époque, le père jésuite Belot avait écarté de son dictionnaire certains mots grossiers du vocabulaire arabe. Ce qui reste étrange, c’est que les Arabes n’aient consacré qu’un seul mot pour décrire le thym et la sarriette alors que la description de leur biotope est d’ordinaire très précise et variée. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir qu’il y a plus de 300 noms pour nommer le lion et encore plus pour le chameau et la chamelle. Il faut donc pour l’instant nous y résoudre : même si aucun lexique ne considère que saʿtar est un mot arabisé (muʿarrab) ou emprunté (daẖīl), nous ne saurons pas avec certitude si le zaʿtar est d’origine arabe, grecque ou autre. Et le fait que la sariette soit très répandue dans toute cette partie de la méditerranée et que les traditions culinaires y soient partagées ne facilitent pas la tâche. Enfin, si zaʿtar est arabe, c’est un nom-base ce qui nous conduit à une impasse puisqu’il ne peut pas être analysé dans le cadre de la Théorie des Matrices et Étymons de Bohas en étymons et rattaché à une matrice. Certains linguistes pensent que « le signe n’est pas motivé », c’est-à-dire que les morphèmes ne sont pas porteurs de sens. D’autres, à l’inverse, avancent qu’il existe des unités du langage, submorphémiques, des traits phonétiques qui portent un sens et que l’on peut ainsi expliquer celui que revêt tel ou tel mot. Mais in fine, même pour les tenants de l’analyse submorphémique, le mot zaatar est un nom basique, primitif, indécomposable. On pourrait en rester là mais en fait cela nous montre peut-être que les processus de production des mots répondent parfois à une autre logique. Je m’intéresse beaucoup à la langue des sourds et à leur culture. Pour de nombreuses personnes sourdes, apprendre à lire est un exercice très difficile puisqu’ils n’ont jamais entendu quelqu’un prononcer les lettres de l’alphabet et encore moins les mots qui appartiennent probablement pour eux à un univers totalement conceptuel. Mais les sourds communiquent en utilisant une langue qui leur est propre et qui ne fait pas appel aux sons, aux phonèmes, aux morphèmes, etc. Ils n’ont pas besoin de mots pour comprendre. C’est comme une source qui jaillit en eux. Et c’est à mon avis un moyen de communication à la fois primordial et sophistiqué qui pourrait ouvrir de nouveaux horizons en linguistique pour comprendre comment le langage s’est développé avant l’apparition de l’écriture. Ainsi, le zaatar est tout un univers d’odeurs, de souvenirs, de couleurs et de scènes qui finissent par prendre vie. Et c’est toute cette vie émotionnelle qui sous-tend un potentiel immense et surprenant de variété linguistique et de figures de style. Car même lorsqu’une rose se fane, son parfum reste en nous.